Do You Believe in Ghosts ?
Actualité d'artiste
Communiqué
« Não mexe comigo, que eu não ando só » – Maria Bethania
(Ne me cherchez pas querelle, je ne veux pas marcher seule)
« Un spectre ne fait pas seulement tourner les tables, il tourne la tête » – Jacques Derrida.
L’interrogation claire qui tient lieu de titre au 24e Prix Ricard a été empruntée au film Ghost Dance réalisé par Ken McMullen en 1983, avec Pascale Ogier dans le rôle-titre et une apparition de Jacques Derrida dans son propre rôle. La scène est une mise en scène : une étudiante demande à un professeur s’il croit aux fantômes. La longue réponse apportée par Derrida retourne l’hypothèse selon laquelle les fantômes – ou l’expérience des fantômes – sont attaché·e·s à une période historique révolue ou à un milieu obscurantiste pré-moderne. Peu après cette aventure cinématographique, Derrida s’est engagé dans la réhabilitation critique du fantôme qui a donné lieu à son célèbre livre Spectres de Marx (1994) ainsi qu’à d’autres textes et interviews. Son œuvre est constamment citée comme le catalyseur de ce que certain·e·s chercheureuses en occident ont défini à la fin des années 1990 comme le « tournant spectral », c’est-à-dire le moment où les fantômes, ou les spectres, cessent d’être perçu·e·s comme des figures obscurantistes pour susciter une prise de conscience, porteuses qu’elles sont d’un potentiel éthique et politique spécifique. En tant qu’outil analytique, le fantôme interrompt inévitablement la présence du présent ; sa position liminale entre visibilité et invisibilité, vie et mort, matérialité et immatérialité, rend impossible le fait d’aborder quoi que ce soit comme un fait isolé ou, pour le dire vite, de marcher seul·e.
Évoquer les fantômes comme métaphores conceptuelles, à Paris, en 2023, c’est aussi reconnaître que ces phénomènes sont culturellement spécifiques. Les contextes non occidentaux produisent des épistémologies et des potentialités critiques considérablement différentes en matière de spectralité. Vivre avec des fantômes diffère du « ghosting » ou de l’expérience faite par le sujet d’un effacement social, puisque la hantise est l’une des manières par le biais desquelles les systèmes de pouvoir abusifs se font connaître et dont les impacts se répercutent dans la vie quotidienne, en particulier lorsqu’ils sont censés être terminés (comme pour les invasions coloniales et l’esclavage transatlantique, par exemple).
Ce qui relie le groupe d’artistes sélectionné·e·s pour participer à cette édition, c’est leur désaccord avec les interprétations univoques ou les représentations simplifiées du présent actuel. Leur travail pointe différemment vers ce qui est formellement absent mais qui, d’une certaine manière, affirme sa présence. L’essence même d’un fantôme – ou de toute bonne œuvre d’art, d’ailleurs – est qu’iel réclame son dû et attire votre attention. Notre objectif ici n’est pas d’exorciser ni de résoudre un quelconque problème, mais plutôt de parler des fantômes et d’apprendre à vivre avec elleux, de (ré)imaginer le présent et l’avenir à travers elleux. Vivre avec les fantômes, c’est aussi se rendre compte que sous la surface de l’histoire avec un grand H se cache un autre récit, composé de nombreuses histoires non-dites et effacées. Ainsi que l’exprime le philosophe Avery Gordon, adopter une perspective autre que celle autorisée et officielle, et écrire des histoires qui portent sur les exclusions et les invisibilités, c’est écrire des histoires de fantômes. En ce sens, le long processus déroulé à travers cette exposition, présentée en septembre, pourrait être considéré comme une histoire de fantômes écrite en collectif.
Nous avons appris jusque là que tout procède de l’hypothèse qui veut que le même monde (un parmi d’autres, ainsi que nous le rappellent les zapatistes1 mexicain·e·s) dans lequel le temps historique sécularisé a été forgé doit inévitablement coexister avec ses spectres et les reconnaître. Même lorsqu’il mute en métaphore conceptuelle, le fantôme demeure une figure indisciplinée. Iel n’est jamais stable puisque rien ne l’est. Les œuvres présentées dans l’exposition sont toutes nouvelles. À ce stade du projet, comme les fantômes, elles habitent une forme de latence, un état liminal. Certaines idées ont perduré depuis les premières réunions collectives et individuelles, d’autres se sont déjà transformées. Certain·e·s thèmes, formes et sujets sont évoqué·e·s, mais rien n’est encore définitif et ne le sera peut-être jamais : vulnérabilité, invasivité, hospitalité, effacement, autodéfense, espaces urbains et éthérés sont quelques-unes des lignes directrices conceptuelles que j’ai définies lors de mes rencontres avec les artistes. Le film, la peinture, les techniques mixtes et les pièces sonores dessinent la checklist de production.
À l’occasion d’une interview, la cinéaste belge Chantal Akerman a déclaré : « Je suis absolument incapable de définir les choses. Alors je tourne autour. J’écris autour du film, autour du trou, disons, ou autour du vide. Parce que je veux faire un documentaire sans savoir ce que je fais. On me demande toujours : « Dites-nous ce que vous allez faire ». Et tout ce que je peux dire, c’est que je n’en sais rien. C’est précisément grâce à ce manque de connaissances qu’il peut y avoir un film ». Je me réfère à ces mots lorsque je pense aux expositions collectives. Tout au long de ma pratique, j’ai tenté de relier les éléments – humains et non humains – qui constituent une exposition d’une manière à la fois significative sur le plan social et expérimentale sur le plan artistique. En d’autres termes, j’ai essayé de faciliter des situations où les éléments individuels, tout comme l’ensemble, sont définis en terme de relations plutôt qu’imposées par un·e curateurice. Je me méfie du concept de l’exposition comme espace explicatif, alors qu’il y a davantage d’étrangeté en jeu. Une manière de découvrir, avec le public, comment cette confluence de formes et d’idées se comportera et où elle nous mènera. En ce sens, l’inauguration d’une exposition pourrait marquer le début d’une idée curatoriale, et non sa fin.
Pour reprendre les termes d’Avery Gordon, les situations obsédantes émergent lorsque le foyer devient inconnu, lorsque l’expérience du temps linéaire est suspendue, lorsque vos repères dans le monde perdent le Nord, lorsque ce qui se situait dans votre champ aveugle est rendu visible. En ce sens, je pourrais avancer que nous essayons de donner à voir une situation obsédante dans l’espace d’exposition. Bien au-delà de la remise d’un prix, la partie la plus importante de ce projet est que tou·te·s ses participant·e·s – à la fois le public et les personnes impliquées dans sa réalisation – sont mutuellement influencé·e·s, affecté·e·s et même altéré·e·s par les fantômes libéré·e·s par la rencontre de ces six grands artistes.
Fernanda Brenner, commissaire du 24e Prix Fondation Pernod Ricard
Exposition collective avec la participation d’Ethan Assouline